ESPRIT PSY

LA SOUMISSION A L’AUTORITÉ - RÉFLEXIONS SUR LES CONCLUSIONS DE MILGRAM

J’apprécie beaucoup de revenir sur l’expérience de Milgram et sur les conclusions proposées par l’auteur. J’y trouve des sources de réflexion au-delà du champ de la psychologie sociale et  l’opportunité d’une réflexion sociétale et historique où la philosophie peut prendre toute sa place.

 

Contexte

L’expérience de Stanley Milgram, conduite dans les années 1960, a en effet révélé les profondeurs troublantes de la soumission à l’autorité.

Milgram a cherché à comprendre comment des individus ordinaires pouvaient commettre des actes inhumains sous l’ordre d’une autorité, un questionnement inspiré par les atrocités de la Seconde Guerre mondiale. Les participants croyaient administrer des chocs électriques à une autre personne, augmentant l’intensité à chaque mauvaise réponse, sous la directive d’un expérimentateur directif. Le résultat a été stupéfiant : une grande majorité a continué jusqu’aux niveaux de choc les plus dangereux, malgré la détresse apparente de la victime (Milgram, S., 1963). Vous pourrez trouver ici ma vidéo dédiée à cette expérience majeure:

Comme beaucoup j’ai été choqué par de tels résultats et comme beaucoup aussi un questionnement est arrivé : «Et moi ?»… Oui, qu’aurais-je fait à la place des participants, aurais-je fais partie de la majorité de ceux qui se sont soumis à l’autorité au point de maltraiter d’autres individus ? Quelque chose est venue me répondre «non, assurément !». Je ne souhaite pas donner de leçon ici, ni me protéger d’un effondrement narcissique en idéalisant mes prétentions, je souhaite juste exprimer pourquoi à ce stade de ma vie il me parait possible de répondre «non, assurément!» et pourquoi je reste convaincu que chacun de nous, avec une éducation appropriée sur ce sujet, pourrait gagner en force face à un tel questionnement.

1 – Enseignement de L’histoire

L’histoire, en tant que discipline, fournit un cadre riche pour l’examen des conséquences tragiques de la soumission inconditionnelle à l’autorité à travers les âges. De l’Holocauste sous le régime nazi à d’autres génocides et dictatures, l’étude approfondie de ces périodes sombres offre des leçons vitales sur l’importance de la vigilance, de la résistance éthique et du courage moral face à des ordres injustes ou des régimes oppressifs.

La soumission à l’autorité a marqué l’histoire humaine de moments sombres, où la coercition et la propagande ont mené à des atrocités collectives.

Le régime nazi, par exemple, a utilisé la propagande et une autorité implacable pour orchestrer l’Holocauste, révélant la capacité effrayante de systèmes autoritaires à manipuler des individus autrement ordinaires en agents de cruauté.

Hannah Arendt, dans son analyse du procès d’Adolf Eichmann, a introduit le concept de « la banalité du mal » pour décrire comment des actes inhumains peuvent être perpétrés par des gens apparemment normaux sous l’influence de l’autorité et sans motivation de haine personnelle.

De manière similaire, le régime de Pol Pot au Cambodge a illustré comment la soumission à une autorité dévoyée peut entraîner des violences massives, comme le génocide cambodgien, où des millions de personnes ont été tuées dans une tentative de réforme sociale radicale.

Ainsi, face à ces constats terrifiants de l’Histoire on peut s’interroger sur les raisons qui amènent à se soumettre massivement à l’autorité. Une des explications avancées en psychologie sociale consiste à dire que c’est parce que nous avons, depuis notre enfance, appris qu’il faut respecter et obéir et donc internalisé une norme de respect de l’autorité. Si cette autorité agit pour le bien collectif et de la personne, cette norme est constructive. Mais si cette autorité est abusive, alors elle peut conduire la personne qui s’y soumet à abandonner son libre arbitre et commettre des choses préjudiciables.

Il m’apparait donc essentiel de doter les individus d’une capacité à questionner la légitimité d’une autorité et de ce qu’elle demande.

Il me semble alors que l’éducation apparaît comme un rempart essentiel contre les dangers de la soumission aveugle à l’autorité. L’éducation joue pour moi un rôle crucial dans l’armement des citoyens avec les outils critiques nécessaires pour questionner l’autorité, favorisant une société où les actions sont guidées par la conscience et la responsabilité individuelle plutôt que par la conformité aveugle.

Un programme éducatif sur trois piliers (Histoire, Psychologie et Philosophie) pourrait équiper les individus face aux défis posés par la soumission à l’autorité et bâtir un programme d’éducation solide.

Ces trois piliers d’un enseignement systématique et dispensé tout au long du collège et du lycée, prépareraient les citoyens à naviguer dans des sociétés complexes, à reconnaître et à contester les abus d’autorité, et à prendre des décisions éclairées et éthiques.

Avec une telle éducation nous serions en mesure de construire ensemble une société fondée sur la conscience, la responsabilité, et la liberté de pensée.

Dès lors il me semble que chaque personne pourrait dès lors répondre sans équivoque, «non, assurément, aujourd’hui je ne répondrai pas favorablement à la pression de l’autorité pour commettre une maltraitance sur des personnes innocentes telles que rencontrées dans l’expérience de Milgram. En aucun cas. »

Et le mettre en pratique quand nécessaire.

 

2 – Enseignement de la psychologie

En intégrant l’enseignement de la psychologie sociale et des leçons tirées d’expériences marquantes comme celle de Stanley Milgram, le système éducatif pourrait jouer un rôle déterminant dans l’éveil d’une conscience critique chez les jeunes.

Mais en psychologie, d’autres études ou modèles pourraient également être étudiés. Par exemple, la sensibilisation au modèle de développement moral de Lawrence Kohlberg pourrait jouer un rôle significatif dans le contexte de l’éducation visant à réduire les risques de soumission aveugle à l’autorité. Vous trouverez sur ce sujet un article dédié ici et une vidéo complémentaire ici.

Kohlberg a proposé une théorie du développement moral en trois niveaux principaux  (préconventionnel, conventionnel, et postconventionnel) qui décrivel’évolution de la pensée éthique à travers différentes étapes de la vie. Selon Kohlberg, à mesure que les individus progressent vers des niveaux supérieurs de raisonnement moral, ils deviennent capables de remettre en question les normes et les autorités établies, en s’appuyant davantage sur des principes universels de justice et d’éthique plutôt que sur la conformité aux règles ou l’obéissance à l’autorité.

L’intégration de la théorie de Kohlberg dans les programmes éducatifs peut encourager les élèves à développer une pensée critique et une conscience morale qui les équipent pour résister à la pression de se soumettre sans réflexion à l’autorité. En promouvant un raisonnement moral avancé, l’éducation peut aider les individus à reconnaître quand l’obéissance à l’autorité va à l’encontre de principes éthiques fondamentaux et à agir en accord avec une compréhension plus profonde de la justice et des droits humains, même en présence de pressions sociales ou institutionnelles à la conformité.

L’objectif est de cultiver une autonomie morale où les individus sont motivés par le respect de la dignité humaine et la recherche du bien commun, plutôt que par la peur de la punition ou le désir d’approbation.

En somme, la sensibilisation au modèle de développement moral de Kohlberg peut enrichir l’éducation en fournissant un cadre pour comprendre comment les individus peuvent évoluer vers des niveaux de raisonnement qui favorisent une éthique personnelle robuste. Cela peut jouer un rôle crucial dans la préparation des individus à résister à la soumission inappropriée à l’autorité, en favorisant une société plus juste et plus réfléchie, où les actions sont guidées par la conscience et la responsabilité individuelle.

 

3- Enseignement de la philosophie.

Du côté de la philosophie, on pourra proposer une sensibilisation aux théories de l’éthique, telles que celles proposées par Kant et le conséquentialisme, ainsi que la compréhension des mécanismes de neutralisations morales et l’initiation à la résolution de dilemmes éthiques, sont d’une importance capitale dans l’éducation pour contrer les risques de soumission aveugle à l’autorité.

Ces approches fournissent un cadre solide pour développer une pensée critique et une autonomie morale chez les individus, leur permettant de naviguer dans les complexités des influences sociales et autoritaires avec une conscience éthique affinée.

L’approche déontologique de Kant, avec son principe d’agir de manière à ce que l’on puisse vouloir que la maxime de notre action devienne une loi universelle, encourage les individus à considérer les implications morales de leurs actions au-delà de la simple obéissance à l’autorité. Cette perspective promeut l’idée que certaines actions sont intrinsèquement bonnes ou mauvaises, indépendamment de leurs conséquences, offrant un contrepoint à la tendance à justifier la soumission à des ordres immoraux par le respect de l’autorité ou la peur des conséquences personnelles.

D’autre part, le conséquentialisme, qui évalue la moralité des actions en fonction de leurs résultats, souligne l’importance d’envisager les conséquences à long terme de la soumission à l’autorité, particulièrement quand elle peut mener à des préjudices ou à des injustices (Mill, J.S., 1863). Cette approche peut aider les individus à réfléchir sur l’impact de leurs actions et à peser les bénéfices contre les coûts moraux, encourageant une évaluation critique des directives autoritaires et encourager la prise de décisions qui favorisent le bien-être collectif plutôt que la simple obéissance.

Ce type d’éducation peut également faciliter une discussion ouverte sur les dilemmes éthiques et les situations où l’obéissance à l’autorité doit être questionnée. Cela peut encourager les élèves à réfléchir sur des exemples historiques et contemporains de la soumission à l’autorité ayant conduit à des conséquences néfastes, et à développer des stratégies pour agir de manière éthique dans des situations complexes.

Vous pourrez trouver ma vidéo présentant les principes pour s’initier à la résolution des dilemmes éthiques ici.

Il serait dès lors intéressant d’étudier la notion de neutralisations morales, (issues de la sociologie de la déviance mais largement inspirée par la psychanalyse), qui décrit comment les individus justifient moralement des comportements déviants en atténuant leur perception de la faute, est également cruciale dans l’éducation à l’éthique. Comprendre comment les mécanismes de défense comme la négation de la responsabilité ou la déshumanisation des victimes peuvent faciliter la soumission à des autorités immorales permet aux individus de reconnaître et de résister à ces rationalisations (Sykes, G., & Matza, D., 1957). Cela encourage une introspection sur les propres justifications utilisées pour se conformer à des ordres problématiques et promeut une responsabilité personnelle qui renforce leur capacité à agir avec intégrité face à l’autorité.

Toujours du côté de la philosophie, nous pourrions puiser du côté de la désobéissance civile: Henry David Thoreau, dans son essai sur la désobéissance civile, argumente en faveur de la résistance individuelle aux lois et commandements injustes. Cette notion a inspiré de nombreux mouvements sociaux et politiques à remettre en question et à défier l’autorité lorsque celle-ci s’exerce au détriment de la justice et de la morale.

Il y aurait également la philosophie existentielle avec des penseurs comme Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir qui mettent l’accent sur la liberté individuelle, la responsabilité personnelle et l’authenticité. Ils soutiennent que chaque individu est libre de choisir ses actions et doit assumer pleinement la responsabilité de ces choix, sans se réfugier derrière l’autorité ou la masse. Cette approche encourage une prise de position personnelle et authentique face aux directives autoritaires.

Pour conclure…

Les leçons tirées de l’expérience de Milgram m’apparaissent d’une pertinence intemporelle, mettant en garde contre les dangers inhérents à la soumission inconditionnelle à l’autorité.

À travers l’éducation et particulièrement des matières comme la psychologie, l’histoire ou la philosophie, il m’apparait possible d’éduquer les générations futures et plus généralement d’éclairer les citoyens sur les aspects sombres de la nature humaine, encourageant une vigilance constante et un engagement envers l’éthique et la responsabilité personnelle dans toutes les sphères de la vie.

Une telle démarche d’éducation constituerait un rempart important contre les risques de soumission aveugle à l’autorité, en favorisant une société où les individus agissent en accord avec des principes éthiques solides et une responsabilité personnelle affirmée.

A lire aussi dans ma série d’articles sur la soumission librement consentie:

Partie 1 – Soumission librement consentie: frontière entre manipulation et persuasion

Partie 2 – Techniques de manipulation psychosociale

Partie 3 – Couple : La question de la soumission librement consentie

Partie 4 – La manipulation dans la sexualité et le consentement éclairé

Partie 5 – L’individu au travail & la soumission librement consentie

Je vous propose aussi quelques articles et vidéos sur des sujets qui pourraient vous intéresser:

  1. Agressions sexuelles et harcèlement en France
  2. Pourquoi sommes-nous influençables? – L’influence sociale
  3. La valorisation du travail, une injustice sociale?
  4. Le conformisme (Psychologie Sociale)

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Bibliographie:

Arendt, Hannah. Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal. Paris : Gallimard, 1966.

Aristote. Éthique à Nicomaque. Traduction française. Paris : Vrin, 1990.

Asch, Solomon E. « Effets de la pression du groupe sur la modification et la distorsion des jugements. » Dans Groupes, leadership et hommes, édité par H. Guetzkow. Pittsburgh, PA : Carnegie Press, 1951.

Beauvoir, Simone de. Pour une morale de l’ambiguïté. Paris : Gallimard, 1947.

Cialdini, Robert B. Influence et manipulation. Paris : First, 2004.

Deutsch, Morton, et Harold B. Gerard. « Une étude des influences sociales normatives et informationnelles sur le jugement individuel. » Journal of Abnormal and Social Psychology, 51(3), 629-636, 1955.

Festinger, Leon. La théorie de la dissonance cognitive. Paris : Presses Universitaires de France, 1993.

Freire, Paulo. Pédagogie des opprimés. Paris : Maspero, 1974.

Kant, Immanuel. Fondements de la métaphysique des mœurs. Traduction française. Paris : Flammarion, 1985.

Kohlberg, Lawrence. Le développement moral. Paris : Presses Universitaires de France, 1984.

Milgram, Stanley. « Soumission à l’autorité : Un point de vue expérimental. » Paris : Calmann-Lévy, 1974.

Mill, John Stuart. L’utilitarisme. Paris : Presses Universitaires de France, 1998.

Petty, Richard E., et John T. Cacioppo. « Le modèle d’élaboration de la probabilité de persuasion. » Dans Avancées en psychologie sociale expérimentale. New York : Academic Press, 1986.

Sartre, Jean-Paul. L’être et le néant : Essai d’ontologie phénoménologique. Paris : Gallimard, 1943.

Sykes, Gresham M., et David Matza. « Techniques de neutralisation : Une théorie de la délinquance. » American Sociological Review, 22(6), 664-670, 1957. Traduction française.

Tajfel, Henri. « Catégorisation sociale, identité sociale et comparaison sociale. » Dans Différenciation entre les groupes sociaux : Études en psychologie sociale des relations entre groupes. Traduction française. Londres : Academic Press, 1978.

Thoreau, Henry David. La désobéissance civile. Paris : Mille et une nuits, 1996.

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