Pourquoi tant de personnes minimisent-elles les abus?

Cette question on me la pose souvent et elle semble traduire une détresse vécue par de nombreuses victimes d’abus. J’avais déjà un peu abordé cette thématique il y a quelques semaines et je vous propose de continuer la réflexion en répondant rapidement ce matin à la question. Partons d’une situation tellement classique: une victime raconte son histoire et se heurte à des réactions déconcertantes de la part de son interlocuteur du jour, avec des phrases dont on avait déjà parlé ensemble sur ce blog: « ce n’était pas si grave », « il faut tourner la page », »pense au futur il faut aller de l’avant » ou encore « j’te rassure tout le monde a des problèmes »…
J’ai tendance à dire qu’on touche là le degré d’empathie de la limace, et encore…
Mais restons du côté Esprit Psy et tentons de mieux comprendre pourquoi ces phrases peuvent être dites, sans les excuser pour autant car elles restent violentes et/ou culpabilisantes et/ou abandonniques.
Etre gentil ou gentille ne protège pas contre l’abus

On grandit souvent avec l’idée que la gentillesse est une protection, qu’en étant une personne bienveillante, patiente et compréhensive, on finira par être traité(e) de la même manière.
On nous répète que l’amour adoucit les cœurs, que la tolérance désamorce les conflits et que si l’on fait preuve de suffisamment de bonté l’autre finira par changer…
Ha oui, et j’oubliais: il faut pardonner, évidemment.
Mais toutes ces croyances forment un piège.
Car la gentillesse ne protège pas des manipulateurs, elle les alimente !
Elle ne désarme pas les abuseurs, elle leur donne une arme supplémentaire.
Un manipulateur ne voit pas la douceur comme une vertu mais comme une faille exploitable!
Un pervers ne ressent aucune culpabilité face à la bienveillance, il l’écrase avec jouissance !!!
Un abuseur ne se demande pas s’il va trop loin, il testera juste jusqu’où il peut aller, peu importe le coût pour vous…
Pourquoi certaines blessures restent vives? (quand le passé ne passe pas…)

Donc pour point de départ, partons de ce qu’il m’arrive assez souvent quand des patients (anciennes victimes d’abus notamment) me regardent avec une vive douleur en me disant: « je pensais que j’avais tourné la page… mais il a suffit d’un mot (d’une odeur, d’un visage, d’un cauchemar, etc.) pour que tout revienne comme si c’était hier! »
C’est un peu comme une sensation d’être brutalement ramené(e) dans un passé douloureux comme si aucune distance ne s’était finalement créée. Aujourd’hui je vous propose de poser quelques mots pour comprendre ce phénomène qui semble »figer » certaines blessures dans le temps. En fait la réponse se trouve au cœur même du fonctionnement de notre cerveau, entre mémoire émotionnelle, circuits neuronaux et construction psychique. Il faut savoir que lorsqu’un événement marquant survient, notre cerveau ne l’enregistre pas comme un simple souvenir parmi d’autres: il mobilise un réseau complexe qui implique l’amygdale (structure clé de notre cerveau limbique qui agit comme une alarme émotionnelle) et l’hippocampe (on peut dire en caricaturant qui sert d’archiviste et de cartographe temporel). En situation de danger ou de stress intense l’amygdale prend le dessus et encode l’événement avec une charge émotionnelle brute tandis que l’hippocampe, souvent perturbé par le stress, peine à lui donner un contexte clair et linéaire. Résultat malheureux: ces souvenirs traumatiques restent stockés sous une forme sensorielle et émotionnelle intense souvent déconnectée du fil du temps. D’où cette impression que la douleur peut ressurgir avec la même intensité comme si elle venait tout juste de se produire.
Paranoïa… ha bon??

Dans le langage courant, le terme « paranoïa » est souvent utilisé de manière approximative, comme s’il s’agissait simplement d’un excès de méfiance ou d’un trait de personnalité exacerbé. Pourtant rappelons-nous que derrière ce mot se cache parfois une immense souffrance psychologique et que lorsqu’il s’inscrit dans un cadre psychopathologique, notamment dans sa forme décompensée, il peut conduire à une altération majeure du lien à l’autre.
En écoutant les récits de nombreuses personnes ayant vécu des abus j’ai souvent constaté qu’elles pouvaient spontanément employer ce terme »paranoïa » pour qualifier leur méfiance intense vis-à-vis des autres. Mais à bien les entendre, il m’apparaît que ce qu’elles désignent par « paranoïa » relève bien plus souvent d’une hypervigilance liée à des expériences traumatiques que d’un véritable délire paranoïaque structuré. Il ne s’agit donc pas, dans la majorité des cas, d’une psychose paranoïaque au sens psychiatrique du terme, mais bien plutôt d’un mécanisme de protection souvent envahissant et qui altère il me semble la perception du monde et des intentions d’autrui.
Alors sans entrer dans une exploration clinique approfondie, je vous propose ici de nous arrêter quelques lignes sur cette expérience que beaucoup de mes patients traversent: cette »sensation » que tout devient suspect, que le silence d’un proche dissimule un reproche, qu’un regard contient une intention cachée, que le monde est finalement rempli de messages à décoder… Ce type de pensée se construit souvent sur un socle de blessures profondes et d’expériences passées où la confiance a été brisée (bien souvent en lien avec des figures parentales défaillantes). Pour simplifier je dirais que l’esprit cherche à éviter de revivre la douleur d’une désillusion et »préfère » (mécanisme de défense) alors se tenir en alerte permanente pour scruter le moindre signe de menace.
Mais cette vigilance, à force d’être constante, ne protège plus: elle enferme. Car à voir des pièges partout la personne se retrouve très souvent seule, fatiguée par une forte charge mentale, enfermée dans un monde où elle se sent à la fois persécutée et incomprise. C’est bien entendu une autre conséquence injuste subie par la personne qui a déjà vécu un (des) traumatisme(s).
J’ai souvent observé que cette méfiance exacerbée s’articule finalement autour d’un besoin profond de contrôle, comme si anticiper le pire pouvait éviter une nouvelle blessure (je ne développerai pas ici les aspects neurobiologiques mais il y a beaucoup à creuser du côté du cortex préfrontal et de l’amygdale cérébrale en lien avec les conséquences neurobiologiques des traumatismes).
Sur le chemin thérapeutique, il s’agit de permettre aux personnes aux prises avec cette hypervigilance de concevoir que l’apaisement ne réside pas dans la certitude d’avoir raison sur le danger, mais bien plus dans la possibilité même de questionner cette peur!
La perversion devient-elle la règle? Le mensonge un détail?

La liberté d’expression est sans doute l’une des valeurs les plus fondamentales d’une société démocratique mais il me semble qu’un glissement dangereux s’opère lorsqu’elle est invoquée non plus comme un droit au débat, à l’échange d’idées ou à la critique constructive, mais comme un bouclier servant à protéger le mensonge, la manipulation et la diffamation.
Car dire n’est pas mentir, s’exprimer n’est pas calomnier et pourtant, nous assistons à une étrange mutation du discours où certains revendiquent leur « liberté » non pas pour enrichir le débat, mais pour imposer des contre-vérités, sans contradiction possible.
Et lorsqu’une limite leur est opposée pour rappeler qu’une parole a des conséquences, qu’un mensonge délibéré nuit à autrui ou qu’une diffamation détruit des vies, ces mêmes individus se replient sur une posture victimaire. Ils deviennent « persécutés par le système », « réduits au silence par la censure », « interdits de dire ce que les autres ne veulent pas entendre ».
Il ne faut pas hésiter à dénoncer cette mécanique perverse qui repose sur le processus d’inversion victimaire.
Du mal à vous sentir légitime ?

Se sentir illégitime c’est plutôt un sentiment diffus, difficile à nommer et qui s’installe dans l’ombre en façonnant insidieusement et injustement la relation à soi-même et aux autres. Il me semble que ce ressenti prend souvent racine dans une enfance où l’on n’a pas été pleinement reconnu dans son être, où il a fallu »mériter » l’amour ou la considération, parfois même se taire pour ne pas déranger, se conformer pour être accepté. Or lorsqu’un enfant n’est pas regardé pour ce qu’il est mais pour ce qu’il doit être aux yeux de l’autre, il apprend très vite que sa place est conditionnelle, qu’elle ne lui appartient pas vraiment… Ce phénomène, j’ai pu l’observer dans des contextes familiaux rigides ou exigeants, des contextes où la reconnaissance et la valorisation étaient rares ou sélectives. Mais il prend une dimension encore plus radicale lorsqu’il s’agit d’une enfance marquée par l’abus, quel qu’il soit. Car rappelons-le tout abus repose sur une négation de l’enfant en tant qu’individu distinct: il est utilisé, nié dans ses besoins fondamentaux, instrumentalisé au service d’un adulte (ou plusieurs) qui le prive du droit élémentaire d’être un sujet du point de vue psychanalytique. Comprenons que ce qu’on lui enlève, au-delà du respect, c’est la perception même de sa propre valeur, son droit à exister pour lui-même. Freud, en travaillant sur la constitution du moi, avait déjà mis en évidence que l’enfant se construit à travers le regard de l’Autre, ce regard qui en validant son existence lui permet de se reconnaître comme sujet. Lorsque ce regard est destructeur, indifférent ou manipulateur, il ne fournit aucun appui pour structurer une identité légitime et sécurisée. L’enfant abusé, pour survivre, s’adapte, il se conforme, il devient celui ou celle que l’abuseur attend, et donc il apprend que sa valeur dépend d’un rôle qu’on lui impose. Redisons-le, il est privé du droit fondamental d’être aimé sans condition. Plus tard à l’âge adulte, cette empreinte se manifeste par un doute lancinant sur soi-même, une incapacité à ressentir naturellement sa propre valeur. « Ai-je le droit d’être heureux ? », « ai-je vraiment mérité ma réussite ? », « ai-je seulement le droit d’être là ? ». Ce doute n’a rien d’un simple manque de confiance, il est la trace structurelle d’un psychisme qui s’est développé sous l’emprise d’un amour conditionné. Ce que les neurosciences nous confirment aujourd’hui, c’est que ces mécanismes s’inscrivent aussi au niveau du cerveau. L’abus, en perturbant la régulation émotionnelle et l’intégration des expériences dans une continuité psychique cohérente, laisse derrière lui un chaos interne où tout devient confus: les souvenirs, les émotions, la perception de soi. La dissociation, fréquente dans les traumatismes répétés, fragmente l’expérience du vécu, rendant floue la frontière entre ce que l’on a subi et ce que l’on ressent.
Quand l’enfant devient le parent de son parent…

Avertissement : abus émotionnel du parent – inceste moral
Quand l’enfant devient le parent de ses propres parents… C’est un abus!
Il m’apparaît que l’un des schémas relationnels les plus invisibles mais pourtant dévastateurs est celui où un enfant devient, bien avant l’âge adulte, le parent de son propre parent.
C’est beaucoup plus courant qu’on ne le croit.
Et les enfants victimes de ça pensent être dans l’amour alors qu’elles baignent dans une relation toxique ou le parent est un abuseur caractérisé.
C’est l’une des composantes du climat incestuel et dont la conséquence est l’inceste moral.
La parentification de l’enfant est une inversion des rôles qui se fait souvent
en douceur, presque »naturellement », sous l’effet d’un contexte familial dysfonctionnel où l’enfant n’a pas le choix : il doit endosser une charge affective qui n’est pas la sienne.
Et je le redis, je me suis aperçu au fil des consultations, que ce phénomène touche bien plus de personnes qu’on ne le pense.
Ce sont par exemple ces enfants qui, très tôt, ont dû consoler un parent en souffrance, s’effacer pour ne pas créer de vagues, jouer le rôle du confident, de l’apaisant, parfois même du protecteur.
L’emprise affective parentale, cet »amour » qui enferme l’enfant-adulte

Un départ à notre pensée: l’amour parental est censé être un socle, une base sécurisante qui permet à l’enfant de grandir, de s’épanouir, puis de s’émanciper en tant qu’adulte. Ok. Mais il arrive, et bien plus souvent qu’on ne le croit, que cet amour, au lieu de soutenir, enferme. Et pas qu’un peu… Car un parent peut parfois (sans même en avoir conscience) maintenir un lien de dépendance affective avec son enfant, ce qui l’empêche d’exister pleinement par lui-même au final.
Je me suis aperçu, au fil des consultations, que cette emprise affective peut prendre plusieurs formes. Parfois elle est ouverte et visible à travers des phrases culpabilisantes du style « après tout ce que j’ai fait pour toi… » ou encore « si tu m’aimais vraiment, tu… », etc. Mais bien souvent, l’emprise affective est plus insidieuse, faite de regards lourds de reproches, de soupirs appuyés, d’une détresse affichée dès que l’enfant prend un peu de distance.
Combien de discours autour de Noël ou des vacances ai-je entendu sur ce thème… Combien de ruminaions enclenchées sur les »devoirs » à accomplir pour ses parents, les appels téléphoniques subis, les messages auxquels on répond sans envie, etc…
Un exemple d’une jeune femme: »à chaque fois que je veux partir en vacances, ma mère me dit qu’elle ne va pas bien ou alors c’est là qu’elle m’annonce
qu’elle a besoin de moi pour l’aider sur un truc pile sur la période concernée! Si je pars je culpabilise et si je reste je suis en colère. »
Ce qui s’exprime ici à mon sens c’est le piège affectif invisible dans lequel elle est prise: un chantage émotionnel non dit mais omniprésent qui lui interdit de vivre pour elle-même…