ESPRIT PSY

Insensibilité à la toxicité des relations?

Partons de ce petit texte, largement diffusé sur les réseaux et qui met en avant une posture protectrice face à la maltraitance relationnelle:
« Si quelqu’un te traite mal, souviens-toi juste qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez cette personne, et non chez toi. Les gens normaux ne cherchent pas à détruire les autres. »
 
Quand on ce texte on peut se dire « c’est évident! » car si un voisin nous traitait mal, évidemment que la plupart des personnes ne seraient pas d’accord et comprendraient que le voisin a un problème pour agir de la sorte…
Mais cela ne devrait pas s’arrêter au voisin si je puis dire, car ce texte simple nous invite bien à voir le comportement toxique de l’autre en général, non pas comme un reflet de notre valeur, mais comme une expression des troubles ou des souffrances internes de cet autre.
Vous devinez peut-être où mon propos se dirige: il me semble que la majorité des personnes qui devraient être concernées directement par ce message ne le seront pas!
Oui, et c’est malheureux, la plupart des personnes concernées par la maltraitance lisant ce message ne font pas le lien direct avec une personne qui pourtant les maltraite! Un ou des parents, un ou une conjoint(e), un ou une ami(e), un ou des autres membres de la famille,…
Plus un lien affectif existe (ancrage d’attachement neurobiologique développé à l’enfance) et plus la victime semble devenir absente au message de résilience et de protection proposé par ce texte…
Précisons bien encore une fois que cela n’est pas une faute de volonté ni de courage, on ne le dira jamais assez.
Pour une personne empêtrée dans une relation dysfonctionnelle, il sera souvent nécessaire d’entreprendre un chemin thérapeutique pour pouvoir « vivre de l’intérieur » le message du texte proposé. Pourquoi? Parce que l’esprit et donc le cerveau se sont sans doute suradaptés, à l’enfance, à des systèmes toxiques et cette suradaptation a orienté les schémas de pensée dans un sens qui va servir les intérêts des abuseurs!
Quels mécanismes cognitifs et émotionnels suis-je en train de pointer du doigt? Passons-en quelques-uns en revue car ce sont eux qui maintiennent tant de personnes dans une posture de souffrance au contact de personnes toxiques.
Prenons l’angle des filtres cognitifs qui empêchent de prendre du recul: le biais d’attribution interne (c’est celui qui pousse à l’auto-culpabilisation): celles et ceux ayant grandi dans des environnements invalidants ou abusifs, ont pu  »apprendre » par suradaptation à s’attribuer la responsabilité des réactions des autres, et donc ils ou elles perçoivent souvent la maltraitance comme une conséquence de leurs propres défauts ou insuffisances.
Le conditionnement précoce au contact d’une famille toxique et les schémas de dépendance affective font que les enfants élevés dans des systèmes où l’amour est conditionnel développent une croyance profonde:  »si on me traite mal, c’est que je l’ai mérité »! Ce conditionnement peut malheureusement perdurer à l’âge adulte sous forme de dépendance affective et d’une tolérance excessive aux abus et maltraitance vécues au travail, en couple, en amitié et bien entendu dans le cadre familial où tout cela s’est construit…
Parlons à ce stade d’un biais particulièrement insidieux qui joue le jeu du système toxique, c’est le biais de confirmation où une personne qui a été dévalorisée ou maltraitée dans son passé aura une tendance forte à rechercher inconsciemment des preuves confirmant qu’elle ne vaut rien. Et donc elle pourra interpréter la malveillance d’autrui comme une confirmation de son manque de valeur et ça, souvent, dans toutes les sphères de sa vie… Quelle injustice!
Par extension, une autre adaptation peut exister chez certaines personnes qui semblent  »croire » (ce n’est pas choisi car adaptatif) qu’elles sont responsables des mauvais traitements subis: elles n’acceptent pas l’idée qu’elles ne contrôlent pas le comportement toxiques des autres, surtout en lien avec le parent ou le conjoint il me semble, et cette croyance donne un sentiment d’illusion de contrôle qui enferme dans la relation toxique:  »si c’est ma faute alors je peux changer les choses »… Et elles peuvent s’épuiser à tenter d’améliorer la relation ou essayer de faire changer l’autre… En vain!
Au-delà des biais cognitifs, il m’apparait que de nombreuses personnes en fragilité affective dans un système toxique cherchent à se connecter à l’autre et aux émotions de l’autre, développant alors une tendance à rationaliser les comportements abusifs en cherchant une explication psychologique: par exemple pour un conjoint cela pourrait donner: « s’il me traite mal, c’est qu’il souffre, donc c’est à moi d’être compréhensive… »
Mais vous le saisissez sans doute, c’est un raisonnement adaptatif qui pousse ces personnes, injustement et malheureusement pour elles, à justifier l’injustifiable et à s’oublier encore dans des relations destructrices… Et la lecture du texte qui nous intéresse aujourd’hui n’y change souvent rien pour ces personnes, il n’y a pas ou si peu de lien qui s’opère avec leur vécu…
 
Dans un registre similaire, les personnes ayant été exposées à l’enfance à des manipulations narcissiques ou à des relations toxiques peuvent avoir subi un conditionnement qui brouille leur perception de la réalité en les amenant à douter de leur propre jugement et finalement, comme je l’entends en séance si souvent, à se demander si elles n’exagèrent pas, et comme on l’a vu plus haut, parfois à croire qu’elles sont responsables du mauvais comportement d’autrui… Il faut comprendre qu’une enfance à subir la pathologie narcissique d’un membre de la famille affecte l’estime de soi de la victime et à l’âge adulte cette dernière pourra rechercher la validation de l’autre pour se sentir  »digne » ou « aimable ». Et donc si elle est maltraitée, plutôt que de fuir et de se protéger, cette personne pourra chercher à comprendre « pourquoi », souvent en s’imaginant fautive. C’est dans cette perspective que certaines personnes adoptent inconsciemment un comportement sacrificiel pour essayer de « mériter » l’amour… La boucle est alors bouclée avec l’enfance et cela peut durer des années malheureusement…
 
Pour élargir encore un peu plus le spectre de la réflexion, on peut concevoir finalement que de nombreuses personnes ayant vécu des traumatismes précoces peuvent être concernées par ce que j’appelle la cécité à la toxicité des relations. Un passé d’abandon, d’humiliation ou de violences peut en effet ancrer une perception erronée des dynamiques relationnelles. La personne traumatisée peut avoir intégré par exemple que l’amour est toujours associé à la douleur, qu’elle doit accepter la maltraitance comme une norme relationnelle…
Vous le savez sans doute, sur la plateforme Esprit Psy il n’y a pas de dichotomie psychologie/neurobiologie, il n’y a pas un fossé entre l’esprit et le cerveau, ces aspects étant à considérer ici comme pile et face d’une même pièce. Donc tout ce que l’on dit du côté analytique et des mécanismes psychologiques trouvera son pendant du côté neurobiologique.
Nous parlerons sans doute dans un nouvel article de l’activation du système limbique face à un comportement malveillant, du conditionnement du cortex préfrontal à l’enfance, etc.
Un mot peut être déjà, sur le rôle du circuit de la récompense et qui pourrait expliquer pourquoi le texte de l’image n’a que peu d’impact au final sur les gens vraiment concernés par une famille défaillante ou un conjoint toxique: certaines victimes semblent « accrochées », malgré elles, à ces relations toxiques à cause de la dopamine produite lors des périodes d’accalmie! Elles « attendent », comme « motivées » (système de récompense), un retour à l’état agréable après une maltraitance, ce qui les enferme d’autant, et bien malgré elles, dans une dépendance émotionnelle… Nous en reparlerons.
Pour l’instant, concluons sur le message du texte et son application dans la réalité qui est loin d’être évidente pour de nombreuses personnes… Les biais cognitifs, les expériences précoces et donc le fonctionnement neurobiologique ont façonné le plus souvent une perception erronée, pour ne pas dire une cécité à la toxicité relationnelle, où par exemple la victime se croit bien trop souvent responsable de la maltraitance qu’elle subit!
Finalement, comprendre et intégrer que, « les gens normaux ne cherchent pas à détruire les autres » ne devrait pas seulement être une prise de conscience intellectuelle, mais une conviction intime qui guide les choix et les relations dans toutes les sphères de la vie. Autrement, les personnes toxiques peuvent prospérer et abuser en toute impunité en profitant de notre suradaptation…
La cécité à la toxicité des relations représente pour moi une injustice de plus que subissent certaines victimes des systèmes toxiques vécus à l’enfance.
 
PS: C’est intéressant de noter que cette propension à ne pas connecter à l’abus de l’autre sur soi est à l’opposé d’un autre type de réaction aux abus d’enfance dont on a parlé déjà et où l’hypervigilance est activée: l’autre peut être vu comme une menace de manière systématisée et les relations peuvent développées rapidement un inconfort et donc être évitées.
 
 

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